Alors que l’Ouganda s’apprête à accueillir le 7ème Forum Régional Africain sur la Science, la Technologie et l’Innovation (ARSTIF 2025) sous l’égide de la CEA et de ses partenaires, le continent se trouve à un carrefour critique. L’ambition, réaffirmée dans la nouvelle Stratégie STI pour l’Afrique 2034 (STISA 2034) et le second Plan décennal de l’Agenda 2063 (2024-2033), est claire : faire de la STI le moteur d’une croissance inclusive, de la création d’emplois et de la réalisation des Objectifs de Développement Durable. Pourtant, un fossé persiste entre cette vision et la réalité de l’implémentation sur le terrain. Cet article explore les avancées, les blocages systémiques et les priorités émergentes pour que l’innovation transforme véritablement l’avenir de l’Afrique.
Le Potentiel Immense, l’Investissement Stagnant
Nul ne conteste le rôle transformationnel que la STI peut jouer pour l’Afrique. Des initiatives comme les « Feuilles de Route STI pour les ODD », pilotées par les Nations Unies avec l’appui de partenaires comme la Commission Européenne, visent à aider les pays (Éthiopie, Ghana, Kenya, puis Gambie, Maurice, Namibie, Rwanda…) à cibler l’innovation pour résoudre des défis spécifiques – sécurité alimentaire, santé publique, résilience climatique. L’Agenda 2063 intègre explicitement l’exploitation des technologies comme un levier clé.Cependant, cette reconnaissance politique peine à se traduire en investissements massifs. Les dépenses intérieures brutes en Recherche et Développement (R&D) en Afrique subsaharienne stagnaient en moyenne à environ 0,4% du PIB en 2017 (dernières données régionales comparables de l’UNESCO), un chiffre très éloigné de la moyenne mondiale (1,7% à l’époque, proche de 2% aujourd’hui) et des niveaux des économies avancées ou de l’Asie de l’Est (souvent supérieurs à 2%). Ce sous-investissement chronique limite drastiquement la capacité du continent à générer ses propres solutions et à absorber les technologies existantes.
Le Capital Humain : Goulot d’Étranglement Malgré les Talents
L’Afrique dispose d’un atout démographique majeur : sa jeunesse, qui représentera 42% de la jeunesse mondiale d’ici 2030. Pourtant, la formation de cette jeunesse aux compétences scientifiques et technologiques reste un défi colossal.
- Le déficit STEM : Le continent aurait besoin de former 23 millions de diplômés STEM supplémentaires d’ici 2030 pour combler ses besoins dans des secteurs clés. Or, les taux d’inscription et de diplômation restent faibles, et l’inégalité de genre est criante : les femmes représentent moins d’un tiers des diplômés STEM supérieurs dans de nombreux pays, et parfois moins de 15% des chercheurs en ingénierie/technologie dans certaines régions.
- Compétences numériques de base : Une étude AU/OCDE de 2024 révélait que seuls 9% des 15-24 ans dans 15 pays africains possédaient des compétences informatiques de base.
- L’inadéquation avec l’industrie : Au-delà des chiffres, un « skills gap » persiste entre les compétences acquises dans le système éducatif et les besoins réels des entreprises innovantes.
Des initiatives existent (programmes UNESCO/UA, bootcamps STEM, plateforme WISTEM pour les femmes scientifiques), mais un changement d’échelle et une réforme systémique sont indispensables pour créer un vivier de talents suffisant.
L’Impératif de l’IA : Entre Opportunités et Nécessaire Gouvernance
L’Intelligence Artificielle (IA) s’impose rapidement sur le continent, portée par des startups dynamiques dans la fintech, l’agritech, la santé ou les services. Son potentiel pour optimiser les services publics, analyser des dynamiques complexes (conflits, climat) ou stimuler l’innovation est immense.
Cependant, l’Afrique étant majoritairement « consommatrice » d’IA développée ailleurs, plusieurs enjeux cruciaux émergent :
- Gouvernance et Éthique : L’Union Africaine est pressée d’élaborer une position commune et une stratégie continentale pour l’IA, afin de peser dans les débats mondiaux et d’assurer un développement aligné sur les valeurs et intérêts africains. La création récente d’un Conseil Africain de l’IA par Smart Africa va dans ce sens.
- Souveraineté des Données : Le développement de l’IA est intrinsèquement lié à la gestion des données. Partout sur le continent, le débat porte sur la nécessité de cadres réglementaires assurant la protection des données personnelles et la souveraineté nationale ou régionale sur ces actifs stratégiques, tout en permettant l’innovation et les flux nécessaires à l’économie numérique (notamment dans le cadre de la ZLECAf).
- Sécurité : Le déploiement de l’IA soulève aussi des questions de cybersécurité, nécessitant des infrastructures et des protocoles robustes.
Recherche et Innovation : Connecter l’Université à l’Économie Réelle
L’appel à une recherche « adaptée à l’objectif », lancé par des universitaires comme le Pr. Simony, résonne avec une réalité persistante : les liens entre les universités et le secteur industriel (UIL) demeurent faibles en Afrique. Les freins sont multiples : sous-financement chronique de la recherche universitaire, manque de structures et d’incitations pour la valorisation (transfert de technologie, création de spin-offs), politiques de propriété intellectuelle peu adaptées, et faible capacité d’absorption R&D des entreprises locales.
Trop souvent, les dynamiques d’innovation (hubs technologiques, incubateurs) se développent en parallèle du monde académique. Renforcer ces ponts est essentiel pour que la recherche publique irrigue l’économie réelle et contribue à la création de valeur et d’emplois locaux.
Les Fondations à Consolider : Infrastructure, Accès et Réglementation
Le déploiement de la STI se heurte encore à des obstacles infrastructurels et réglementaires majeurs :
- La Fracture Numérique : Moins de 40% de la population africaine utilise Internet. Si les systèmes d’identification numérique et les paiements instantanés progressent, l’accès reste limité par le coût, le manque d’infrastructures (notamment en zones rurales) et le déficit de compétences numériques. L’accès à une énergie fiable et abordable est un prérequis souvent négligé.
- La Gouvernance des Données : Comme mentionné, l’absence de cadres harmonisés sur la protection et la circulation des données freine le développement d’une économie numérique panafricaine intégrée.
- Diplomatie Scientifique : Renforcer la collaboration Sud-Sud et Nord-Sud est crucial pour accéder aux connaissances, partager les bonnes pratiques et mobiliser des ressources.
Financer la Transformation : Un Défi Multidimensionnel
Le « nerf de la guerre » reste le financement. Le déficit pour atteindre les ODD en Afrique se chiffre en centaines de milliards de dollars annuels. Si le capital-risque destiné aux startups africaines a montré une belle résilience et une tendance à la hausse ces dernières années, il ne représentait encore qu’une fraction infime (environ 0,4%) des flux mondiaux de VC en 2020. L’essentiel du financement de la STI doit donc provenir d’une mobilisation accrue des ressources domestiques (budgets publics dédiés à la R&D et à l’innovation, souvent inférieurs aux engagements pris comme l’objectif de 1% du PIB fixé par l’UA) et de mécanismes de financement innovants (fonds dédiés, garanties, Partenariats Public-Privé), appuyés par les banques de développement comme la BAD.
L’Urgence d’une Action Systémique et Coordonnée
L’Afrique est à un moment charnière pour son avenir technologique et scientifique. Le dynamisme entrepreneurial est palpable, l’adoption de technologies comme l’IA s’accélère, et la volonté politique de faire de la STI un levier de développement est clairement affichée. Cependant, pour passer des ambitions aux impacts réels et généralisés, une action systémique et coordonnée est indispensable. Il ne suffira pas de lancer quelques initiatives isolées ; il faut s’attaquer de front et simultanément aux défis du capital humain (éducation STEM, compétences), de la pertinence économique de la recherche, de la gouvernance (IA, données), des infrastructures critiques et, surtout, du financement à long terme. Le thème du Forum STI 2025 – « Stimuler la création d’emplois et la croissance économique par une STI durable et inclusive » – rappelle cette urgence. Traduire cette vision en progrès concrets pour des millions d’Africains est le véritable enjeu des années à venir.