Le chiffre est sans appel et d’une brutalité saisissante. En Afrique subsaharienne, les 10% les plus riches de la population captent plus de 50% de l’ensemble du revenu national, tandis que les 50% les plus pauvres doivent se contenter de moins de 10%. Ce constat, issu de la World Inequality Database, n’est pas qu’une simple statistique ; il est le symptôme d’une fracture profonde qui mine le contrat social du continent. Cette inégalité n’est pas une conséquence inévitable de la pauvreté. Elle est le résultat de décennies de choix politiques délibérés, d’héritages institutionnels et de structures de pouvoir qui ont systématiquement favorisé une élite restreinte. C’est la thèse centrale développée par Ernest Aryeetey, éminent professeur d’économie au Ghana, dans un entretien accordé à Imraan Valodia pour The Conversation Africa.
En Afrique, l’inégalité n’est pas une fatalité de la pauvreté, mais le produit de choix politiques.
L’Héritage Toxique : Comment les Politiques Publiques ont Creusé le Fossé
Selon le professeur Aryeetey, le point de départ de la dynamique inégalitaire moderne remonte aux politiques d’ajustement structurel des années 1980 et 1990. Encouragées par le FMI et la Banque Mondiale, ces politiques ont « affaibli le rôle de l’État dans la redistribution » et frappé de plein fouet les plus vulnérables. Cette tendance a été renforcée par des décennies de politiques fiscales régressives. La plupart des systèmes fiscaux africains reposent sur la TVA, une taxe sur la consommation. Concrètement, un petit agriculteur de l’arrière-pays paie la même TVA sur le carburant qu’un riche propriétaire terrien, mais cette taxe représente une part écrasante de son revenu disponible, tandis que les élites bénéficient d’exemptions sur les impôts directs sur le patrimoine ou le capital.
La « Capture de l’État » : Une Économie au Service des Élites
Derrière ces choix politiques, le professeur Aryeetey identifie un mécanisme fondamental : la « capture de l’État » par des groupes privilégiés qui « façonnent ou manipulent les politiques publiques pour protéger leurs intérêts ». Cet héritage, souvent direct des structures coloniales, se manifeste de plusieurs manières : le contrôle des industries extractives au profit de quelques-uns ; le « biais urbain », où les investissements dans la santé et l’éducation de qualité sont concentrés dans les capitales ; et le clientélisme, où l’attribution des marchés publics et des licences se fait sur la base de l’allégeance politique, concentrant la richesse et le pouvoir.
De nombreux gouvernements africains ont maintenu, voire renforcé, des structures économiques qui concentrent la richesse et les opportunités pour une minorité.
Quand l’Inclusivité Paie : Rwanda, Botswana, Éthiopie
Pourtant, cette trajectoire n’est pas une fatalité. Certains pays ont réussi à inverser, au moins partiellement, la tendance. Ernest Aryeetey en cite trois comme cas d’école :
- Le Rwanda : A mis en place une fiscalité progressive, maintenu les services essentiels (eau, électricité) dans le giron public pour en contrôler les prix, et mené une politique de gouvernance inclusive, notamment via des quotas assurant une représentation massive des femmes au Parlement.
- Le Botswana : A géré sa manne diamantifère avec prudence, en canalisant les revenus vers un fonds souverain et des investissements massifs dans l’éducation et la santé universelles.
- L’Éthiopie (avant 2020) : A priorisé l’investissement public massif dans les services de base en milieu rural et a évité la privatisation à grande échelle des services essentiels.
Tech : Promesse ou Piège pour l’Afrique ?
Le déploiement des nouvelles technologies, loin d’être une solution miracle, agit comme un « révélateur » de ces inégalités structurelles. Si le « mobile money » a permis une formidable inclusion (pour une commerçante à Nairobi, cela signifie pouvoir accepter des paiements numériques et obtenir des micro-crédits), le professeur Aryeetey prévient que la fracture numérique reste béante. L’accès à internet, son coût, et le manque de compétences numériques font que les technologies « bénéficient le plus souvent aux groupes urbains, éduqués et à hauts revenus », creusant ainsi de nouvelles formes d’inégalités.
Lutter contre les inégalités en Afrique n’est donc pas une simple question d’ajustement technique. Cela exige une refonte du contrat social. Une volonté politique claire pour démanteler les systèmes de rentes et le patronage. Et la création d’institutions fiscales et sociales enfin et réellement redistributives. Sans ce courage politique, la croissance tant vantée du continent restera une illusion partagée par quelques-uns seulement.
