GRAND ENTRETIEN – D’une carrière dans l’informatique à une maison de stylisme reconnue, Sih Rakout incarne une mode malgache audacieuse et engagée. Récompensée à Cannes pour son approche éco-responsable, elle tisse un lien unique entre savoir-faire ancestral, conscience sociale et ambition internationale. Rencontre avec une créatrice qui habille les corps autant qu’elle éveille les consciences.
De l’Informatique à la Haute Couture : Itinéraire d’une Créatrice Engagée
Focus Austral : Qui est Sih Rakout, au-delà de la marque ?
Sih Rakout : Je suis Sitraka Rakotomalala Rakotoasimbola. Sih Rakout, c’est l’identité artistique sous laquelle je me présente au monde depuis 2017. Mon parcours est atypique : je suis diplômée en informatique de gestion et j’ai travaillé six ans chez Ambatovy. Mais je sentais que ma créativité n’y trouvait pas sa place. Poussée par mon mari, je suis revenue à ma passion première, le dessin. Entre 2014 et 2017, j’ai tout appris en autodidacte : la couture, le choix des matières… En 2020, j’ai ouvert ma propre maison d’art et de stylisme à Antananarivo, un lieu qui mêle mes créations à des œuvres de peintres malgaches pour valoriser notre culture.
D’où vient cette volonté de créer votre propre marque ?
S.R. : C’est avant tout un besoin profond d’indépendance et de liberté. Mais au-delà, il y avait cette volonté de contribuer à quelque chose de plus grand : créer de l’emploi, participer à l’économie locale. Monter ma structure me permettait de réunir ces deux ambitions : m’épanouir pleinement et avoir un impact concret autour de moi.
Pourquoi avoir choisi de vous lancer depuis Madagascar, malgré les défis ?
S.R. : Tout simplement parce que je suis Malgache, et c’est une couleur que je porte fièrement. Chaque pièce que je conçois porte la signature de Madagascar, parce que je veux que notre culture vive et ne se perde pas. Je me suis souvent demandé : pourquoi d’autres pays arrivent à faire rayonner leur identité, et pas nous ? Créer ici, c’est une manière d’assumer pleinement mes racines et de leur donner une voix sur la scène internationale.
Ce que je cherche à montrer, c’est que la culture peut être portée par tout le monde, à partir du moment où l’on comprend le sens de ce que l’on porte. Ce n’est pas qu’un vêtement, c’est une émotion, une histoire, une mémoire.
Le Savoir-Faire Malgache comme Signature
Comment modernisez-vous les matières et savoir-faire malgaches pour une audience internationale ?
S.R. : À Madagascar, nous avons la chance d’avoir conservé nos traditions, comme le tissage à la main. Beaucoup choisissent la voie de l’industrialisation, mais on y perd l’âme, l’histoire, l’éthique. Je veux au contraire préserver ces méthodes anciennes, car elles donnent une valeur humaine à chaque création. Mon objectif est de créer une mode qui parle, qui transmet une émotion. Peu importe d’où vient la personne qui porte mes pièces, ce qui compte, c’est qu’elle ressente le message derrière.
Comment collaborez-vous avec les artisans locaux ?
S.R. : Le savoir-faire des artisans est au cœur de notre maison. Ils sont employés à temps plein, dans un cadre stable, pour valoriser leur travail à sa juste valeur. Nous avons mis en place des méthodes structurées, tout en restant à l’écoute des évolutions. Et surtout, nous refusons de tomber dans la surproduction. Nous avons un seuil de production volontairement restreint pour garantir la qualité et préserver notre engagement environnemental.
Une Mode Qui a une Âme, face à la Fast Fashion
Vous avez remporté le prix du meilleur jeune créateur éco-responsable à Cannes. Qu’est-ce qu’un créateur engagé aujourd’hui ?
S.R. : C’est quelqu’un qui ne ferme pas les yeux sur les dérives de la production de masse. Aujourd’hui, on crée vite, on consomme vite, on oublie. On perd le lien entre l’objet et sa valeur. Je crois qu’il faut revenir à une mode qui dure, que l’on peut transmettre. Avant, on portait les vêtements de nos grands-parents parce qu’ils avaient une histoire, une âme. C’est cela que je cherche à retrouver. Ce prix m’a surtout fait réaliser que mon message – une mode plus consciente, plus éthique – peut résonner à l’international.
Face à la mode rapide et à bas prix, comment défendez-vous la valeur de votre travail ?
S.R. : La différence, c’est le temps. Ce que l’on fait en cinq minutes n’aura jamais la même valeur que ce que l’on crée en trois semaines, en y mettant toute son attention. Chez Sih Rakout, la création prend du temps parce que nos broderies et nos peintures sont faites à la main. Le tissage est artisanal. Ce sont ces détails, la qualité des tissus et la précision du geste qui donnent leur valeur à nos pièces. Nous choisissons la voie d’une mode qui respecte la matière, l’humain et l’histoire.
Construire des Ponts entre Madagascar et le Monde
Comment faites-vous connaître votre marque à l’international ?
S.R. : Notre force, ce sont les relations humaines et le bouche-à-oreille. Mais bien sûr, le digital est essentiel. Nous sommes très actifs sur les réseaux sociaux pour partager notre univers. La communication est un pilier, car si le travail est bien fait mais qu’il n’est pas vu, il perd de son impact. Mon ouverture internationale a commencé au Japon, puis en France où j’ai une boutique, et récemment aux États-Unis avec des défilés à Washington et New York. Je me focalise sur ces pays, mais toujours avec une idée en tête : représenter dignement Madagascar.
Quel regard portez-vous sur l’avenir de la mode à Madagascar et dans l’Océan Indien ?
S.R. : Nous avons beaucoup de chemin à faire, mais le potentiel est immense. Je vois de plus en plus de jeunes motivés qui veulent se lancer. Ce qu’il nous manque, ce sont des structures de formation solides, des écoles dédiées. Si on investit dans l’éducation et la filière créative, je suis convaincue que l’océan Indien aura une voix forte dans la mode de demain. Je n’abandonnerai jamais. J’ai foi en l’avenir.
Un dernier mot pour les investisseurs et décideurs qui lisent Focus Austral ?
S.R. : Un appui sera le bienvenu. Le secteur créatif malgache a du talent et des idées. Ce qu’il lui manque, ce sont les moyens d’aller plus loin. Avec un vrai soutien, nous pourrions créer de la valeur, des emplois et faire rayonner notre culture. Le potentiel est là. Il attend juste d’être activé.