Alors que l’Afrique affiche depuis plusieurs années des taux de croissance supérieurs à la moyenne mondiale, une réalité plus inquiétante s’impose : les inégalités économiques explosent. Derrière la rhétorique de l’émergence, un continent se divise en deux mondes : celui des minorités connectées, éduquées, capitalisées — et celui des majorités oubliées, informelles et précaires. Cette fracture n’est pas simplement sociale : elle menace les fondations mêmes du développement africain.
Une croissance à deux vitesses
Entre 2010 et 2024, l’Afrique subsaharienne a connu une croissance annuelle moyenne de plus de 4 %, avec des pays comme l’Éthiopie, le Rwanda ou la Côte d’Ivoire dépassant régulièrement les 6 %. Mais cette dynamique ne profite pas à tous. Les gains sont concentrés entre les mains de quelques-uns, principalement dans les grandes villes et au sein de secteurs liés aux matières premières, à la finance ou à l’immobilier.
Selon la Banque africaine de développement, les 10 % les plus riches du continent détiennent plus de 50 % de la richesse, tandis que plus de 400 millions d’Africains vivent toujours avec moins de 2 dollars par jour. Le mythe du « continent en pleine ascension » masque une réalité à plusieurs vitesses.
Des villes vitrines… et des périphéries invisibles
Dans des métropoles comme Abidjan, Nairobi ou Luanda, les inégalités sautent aux yeux : villas sécurisées, SUV, centres commerciaux dernier cri… à quelques mètres de logements précaires, de marchés informels et d’infrastructures surchargées. Cette juxtaposition n’est pas seulement choquante : elle alimente frustrations, tensions sociales, et perte de confiance dans les institutions.
L’urbanisation rapide, mal planifiée, favorise cette dualité. Les services publics n’arrivent pas à suivre la croissance démographique. Résultat : l’accès à l’eau, à l’électricité, à l’éducation ou aux soins reste inégal et profondément territorial.
L’informel, une trappe pour les plus pauvres
Près de 85 % de l’emploi en Afrique subsaharienne est informel. Cela signifie pas de contrat, pas de protection sociale, pas de retraite, peu d’accès au crédit. Si l’informalité permet une certaine résilience, elle enferme aussi des millions de personnes dans la précarité. Pendant ce temps, les élites économiques — souvent proches du pouvoir — bénéficient d’exonérations fiscales, d’accès privilégié à la commande publique ou à des concessions minières.
Ce déséquilibre crée une économie à deux vitesses, où l’accumulation du capital est réservée à une minorité.
Fiscalité, évasion et redistribution manquée
La plupart des États africains dépendent encore fortement de la fiscalité indirecte (TVA, taxes sur les carburants, droits de douane), qui pèse lourdement sur les classes populaires. À l’inverse, les grandes fortunes et les entreprises multinationales échappent largement à l’impôt grâce à des dispositifs d’optimisation, des zones franches ou des accords peu transparents.
La Banque mondiale estime que l’Afrique perd chaque année 60 à 80 milliards de dollars en flux financiers illicites, soit plus que l’aide publique au développement qu’elle reçoit. Ce manque à gagner empêche tout effort réel de redistribution.
L’éducation et la santé, réservoirs d’inégalité
Si l’Afrique est le continent le plus jeune du monde, elle reste aussi l’un de ceux où les inégalités d’accès à l’éducation et à la santé sont les plus criantes. Entre écoles privées élitistes et établissements publics surchargés, entre cliniques internationales et dispensaires sans médicaments, les parcours de vie divergent dès le plus jeune âge.
Dans de nombreux pays, l’origine sociale détermine le destin professionnel et la longévité de vie. L’ascenseur social est en panne, voire inexistant.
La crise climatique comme amplificateur
Sécheresses, inondations, insécurité alimentaire, déplacements de populations : les effets du changement climatique touchent disproportionnellement les plus pauvres, souvent dépendants de l’agriculture ou de la pêche. Pendant ce temps, les plus riches, mieux protégés, ont la capacité de se replier dans des enclaves résidentielles, de se soigner à l’étranger ou de relocaliser leurs actifs.
Le climat devient ainsi un amplificateur brutal des inégalités socio-économiques sur le continent.
Un avenir à réinventer
La question n’est pas de savoir si l’Afrique peut croître — elle l’a prouvé — mais si elle peut croître de manière inclusive et équitable. Pour y parvenir, il faudra une action concertée sur plusieurs fronts : une réforme fiscale courageuse, un investissement massif dans l’éducation publique, une lutte réelle contre la corruption et l’évasion, et une politique industrielle créatrice d’emplois décents.
Sans cela, les inégalités risquent de nourrir instabilité, colère sociale et défiance généralisée. L’Afrique n’a pas seulement besoin de richesses : elle a besoin de justice économique.