Dix ans après le succès planétaire d’Americanah, le retour au roman de Chimamanda Ngozi Adichie avec « L’inventaire des rêves » était très attendu. Au-delà de la fiction, le récit explore les vies complexes de la diaspora, éclairant les défis et opportunités des talents africains naviguant entre continents.
Adichie, Chroniqueuse des Vies Suspendues
Publié en français chez Gallimard en mars 2025, « L’inventaire des rêves » (dont le titre original est Dream Count) tisse les destins de quatre femmes originaires d’Afrique de l’Ouest (probablement le Nigeria, pays de l’autrice) dont la vie oscille entre leur continent d’origine et les États-Unis. Chiamaka, Zikora, Omelogor et Kadiatou, chacune avec ses aspirations et ses failles, naviguent les complexités de l’amour, de l’amitié, de la maternité, de la carrière, mais surtout de cette double culture. Adichie, elle-même partageant sa vie entre le Nigeria et les États-Unis, explore avec une acuité reconnue les arrangements nécessaires pour concilier traditions familiales et injonctions de la société occidentale, les non-dits et les rêves parfois empêchés par ce grand écart identitaire et géographique.
Le « Double Je » Professionnel des Talents Expatriés
Le roman aborde frontalement les aspirations de carrière et d’indépendance de ses héroïnes. Cette quête résonne profondément avec l’expérience de millions de professionnels issus de la diaspora africaine, y compris de Madagascar, de l’Océan Indien et d’Afrique de l’Est. Partir chercher des opportunités de formation ou d’emploi à l’étranger est une réalité pour beaucoup de talents de la région, souvent très qualifiés (une étude EUDiF montrait par exemple le niveau d’études élevé de la diaspora malgache en France et Suisse). Mais ce parcours implique de maîtriser de nouveaux codes culturels et professionnels, de faire face parfois à la discrimination ou à des « plafonds de verre », tout en cherchant à maintenir un lien avec son pays d’origine et son réseau local. C’est un exercice constant d’équilibriste, un « double je » permanent où les ambitions personnelles se confrontent aux réalités migratoires et aux attentes des deux mondes.
Fuite des Cerveaux ou Circulation des Compétences ?
Le départ de ces talents est souvent perçu négativement sous l’angle de la « fuite des cerveaux » (« brain drain »), une perte sèche de compétences pour les pays d’origine, qui ont souvent investi dans leur formation initiale. L’Union Africaine estime que des dizaines de milliers de professionnels qualifiés quittent le continent chaque année. Cependant, une vision plus dynamique émerge : celle de la « circulation des compétences » (« brain circulation »). Les membres de la diaspora acquièrent à l’étranger une expertise internationale, des réseaux professionnels étendus et une perspective globale qui peuvent, potentiellement, bénéficier à leur pays d’origine s’ils choisissent de revenir, de collaborer à distance, ou d’investir. Le défi pour les pays de la région n’est plus seulement de retenir leurs talents, mais de savoir engager leur diaspora de manière constructive.
Rêves d’Ailleurs, Racines d’Ici : L’Équation Personnelle et Économique
Comme les personnages d’Adichie, les professionnels de la diaspora jonglent avec des dilemmes personnels profonds : maintenir les liens familiaux malgré la distance, transmettre la culture d’origine aux enfants nés à l’étranger, envisager ou non un retour au pays… Ces choix intimes ont des implications économiques directes. Les transferts de fonds de la diaspora constituent une source de revenus essentielle pour de nombreuses familles et économies de la région, dépassant souvent l’aide publique au développement. Au-delà des envois d’argent, le potentiel d’investissement productif de la diaspora (création d’entreprises, investissement immobilier ou financier) est immense mais encore sous-exploité, faute souvent de mécanismes adaptés, de confiance ou d’informations claires sur les opportunités. Des initiatives commencent à voir le jour, comme la Lettre de Politique Nationale d’Engagement de la Diaspora (LPNED) à Madagascar (soutenue par le projet TADY de l’AFD) ou le « Diaspora Desk » de la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC), pour tenter de mieux structurer ce lien.
Cultiver le Lien : La Diaspora, Actif Stratégique Régional
Le roman de Chimamanda Ngozi Adichie, en donnant une voix et une profondeur aux expériences diasporiques, rappelle l’importance humaine et stratégique de ces communautés pour l’avenir de Madagascar, de l’Océan Indien et de l’Afrique de l’Est. Loin d’être une « perte » nette, la diaspora qualifiée représente un actif considérable : un réservoir de compétences, un réseau international, une source potentielle d’investissement et d’innovation, et un pont culturel entre les continents.
Pour transformer ce potentiel en véritable levier de développement, une approche proactive est nécessaire de la part des États et des entreprises de la région. Il s’agit de mieux comprendre les aspirations et les défis de ces talents expatriés, de faciliter leur contribution (investissement, mentorat, transfert de savoirs), d’encourager la « circulation » plutôt que de subir la « fuite », et de créer des conditions attractives pour ceux qui envisagent un retour. Reconnaître et valoriser la richesse de cette double culture, telle que dépeinte avec finesse par Adichie, est une étape clé pour bâtir un avenir où les talents régionaux, où qu’ils se trouvent, participent pleinement à la prospérité de leurs pays d’origine.