Il y a des expressions qui traversent les siècles sans perdre leur éclat. Carpe diem — « cueille le jour », nous dit Horace, poète latin du Ier siècle avant notre ère. Une invitation à savourer l’instant présent, à vivre ici et maintenant, sans attendre demain. En apparence, une formule douce, presque naïve. Mais dans le monde qui est le nôtre aujourd’hui, elle devient profondément subversive.
Une jeunesse sous tension permanente
Comment vivre l’instant quand l’avenir semble si incertain ? À Madagascar, au Kenya, à Maurice ou en Tanzanie, des milliers de jeunes se lèvent chaque jour avec le poids du « devoir réussir » sur les épaules. Réussir pour échapper à la pauvreté, réussir pour honorer les sacrifices familiaux, réussir pour exister dans un monde qui regarde ailleurs. À cela s’ajoutent l’instabilité politique, le chômage, les catastrophes climatiques, la pression numérique.
Alors on planifie, on s’endette, on rêve parfois en silence. Et on reporte la vie. À plus tard. Après les études. Après le premier salaire. Après l’appartement. Après la sécurité. Mais ce « plus tard » ne vient souvent jamais.
Savoir s’arrêter, un acte de résistance
Dans ce contexte, Carpe diem ne signifie pas fuir ses responsabilités. Ce n’est pas une injonction à vivre dans l’insouciance ni un luxe réservé aux privilégiés. C’est une décision courageuse : celle de ne pas sacrifier entièrement le présent sur l’autel d’un futur hypothétique.
Savoir s’arrêter. Respirer. Écouter une chanson jusqu’au bout. Regarder le ciel. Dire « je t’aime » à temps. Manger avec lenteur. Dormir sans culpabiliser. Créer sans chercher à monétiser. Rire, même brièvement, même sans raison. Ce sont des gestes simples, mais dans un monde obsédé par la performance, ils deviennent radicaux.

La beauté des choses fragiles
« Vivre chaque jour comme si c’était le dernier » n’est pas une fuite en avant. C’est reconnaître la fragilité de tout. Un être cher peut partir. Une opportunité peut se refermer. Une maladie peut surgir. Le monde, déjà, a basculé plusieurs fois ces dernières années. La pandémie l’a prouvé : tout peut s’interrompre. Alors pourquoi remettre à demain ce qui peut être vécu aujourd’hui avec intensité et gratitude ?
La beauté ne dure que l’instant. Et c’est ce qui la rend précieuse.
Entre ambition et présence à soi
Bien sûr, il ne s’agit pas d’opposer le rêve au réel, ou l’avenir au présent. Il s’agit de chercher l’équilibre. On peut poursuivre ses objectifs tout en savourant la route. On peut bâtir sans s’oublier. Le piège, c’est de croire qu’on ne vivra vraiment qu’une fois que tout sera « en place ».
Mais la vie ne commence pas « après ». Elle est là. Maintenant. Dans ce que vous êtes en train de lire. Dans cette minute, unique, que vous ne revivrez jamais.
Carpe diem, version africaine
Dans nos sociétés africaines, le lien aux autres est fort. Le collectif prime souvent sur l’individu. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut s’effacer pour exister. Au contraire. Saisir l’instant, c’est aussi se reconnecter à ce qui fait sens pour soi, au milieu des attentes sociales. C’est créer des instants de liberté intime, de paix intérieure, dans un monde souvent bruyant et exigeant.
Cueille le jour. Pas par égoïsme. Par lucidité. Parce que personne ne nous garantit demain. Parce qu’il est possible d’être ambitieux sans être absent à sa propre vie. Parce qu’il faut du courage, aujourd’hui, pour simplement être là.