La révolution mondiale du véhicule électrique et la transition énergétique propulsent un minéral longtemps discret sous les feux de la rampe : le graphite. Au cœur de cette effervescence, Madagascar se révèle soudainement comme un acteur stratégique incontournable, abritant certaines des réserves les plus vastes et de la plus haute qualité au monde. L’île voit affluer investissements et projets miniers, faisant miroiter une manne économique providentielle. Mais cette « fièvre de l’or noir », si prometteuse soit-elle, soulève une question cruciale : Madagascar parviendra-t-elle à transformer ce potentiel géologique exceptionnel en un développement durable et partagé, ou risque-t-elle de répéter les schémas d’exploitation des ressources qui ont marqué son histoire et celle de tant d’autres pays riches en matières premières ?
Un Trésor sous la Terre Rouge : Le Potentiel Exceptionnel du Graphite Malgache
Le sous-sol malgache regorge de graphite, représentant environ 8% des réserves mondiales connues, soit près de 26 millions de tonnes. Plus important encore, il s’agit majoritairement de graphite en paillettes (« flake graphite ») de grande taille et de haute pureté, particulièrement recherché pour la fabrication des anodes de batteries lithium-ion. Des gisements majeurs, dont la genèse géologique complexe est encore étudiée, se concentrent notamment dans le sud (région de Toliara) et sur les hauts plateaux. Cette richesse place objectivement Madagascar parmi les futurs fournisseurs clés pour une industrie des batteries en croissance exponentielle.
L’Appel de l’Or Noir : Projets et Investissements en Pleine Effervescence
Cette attractivité géologique se traduit par une intensification notable des activités d’exploration et de développement minier :
- NextSource Materials (Canada) : Son projet Molo, dans le sud, est emblématique. Considéré comme l’un des plus grands gisements de graphite en paillettes de haute qualité au monde, il est entré en phase de production initiale en 2023. L’entreprise s’attelle désormais à monter en puissance vers la capacité nominale de la Phase 1 (17 000 tonnes par an) tout en planifiant une expansion majeure (Phase 2) et en développant en parallèle, mais à l’étranger pour l’instant, des usines de transformation à valeur ajoutée (Battery Anode Facilities – BAFs).
- Tirupati Graphite (Royaume-Uni) : Active sur deux sites, Sahamamy et Vatomina, l’entreprise cotée à Londres augmente progressivement sa capacité installée (visant 84 000 tpa à terme) et a démarré l’exploitation à pleine échelle sur Vatomina en juillet 2024, ciblant les paillettes de haute qualité pour maximiser la rentabilité.
- Evion Group (Australie) : Son projet Maniry, également dans le sud, a récemment franchi une étape clé avec un accord trouvé en janvier 2025 avec le gouvernement malgache sur le chemin de développement, incluant l’approbation de la conversion des permis d’exploration en permis d’exploitation et un plan de développement communautaire détaillé.
D’autres acteurs explorent activement le potentiel malgache, attirés par la qualité des ressources et la demande mondiale.
Pourquoi Tant d’Appétit ? Le Graphite au Cœur de la Révolution Électrique
L’engouement pour le graphite malgache s’explique par son rôle critique dans la transition énergétique. Chaque batterie de véhicule électrique contient une quantité significative de graphite (environ 100 kg pour une batterie de 50 kWh, plus que tous les autres métaux critiques combinés). Avec des prévisions de croissance de la demande de graphite de plus de 140% d’ici 2030, tirée par le secteur des batteries qui devrait dépasser la demande traditionnelle de l’acier dès fin 2025, la recherche de sources d’approvisionnement fiables et de haute qualité hors de Chine (qui domine actuellement la production et le raffinage) est devenue une priorité stratégique mondiale.
Gouvernance Minière : Le Nouveau Code à l’Épreuve du Boom
Conscient des enjeux et des erreurs passées, Madagascar a révisé son Code Minier en 2023 (Loi N°2023-007), avec des décrets d’application publiés en 2024 après consultations. Ce nouveau cadre vise théoriquement à améliorer la transparence (licences), à renforcer les exigences environnementales et sociales (études d’impact obligatoires), et à assurer un meilleur partage des revenus (redevances et ristournes minières, bien que leur taux exact fasse l’objet d’interprétations variables selon les sources). L’Initiative pour la Transparence dans les Industries Extractives (EITI) est également renforcée, recevant un financement dédié via un pourcentage des redevances.
Cependant, la robustesse de ce cadre et surtout la capacité de l’État à le faire appliquer efficacement face à l’afflux rapide d’investissements constituent le véritable test. La transparence des contrats, le suivi des engagements sociaux et environnementaux, et la lutte contre la corruption restent des défis majeurs pour que les bénéfices potentiels ne soient pas captés par quelques-uns au détriment du développement national.
Impacts Locaux : La Promesse du Développement face aux Cicatrices Environnementales
L’exploitation du graphite, comme toute activité minière à grande échelle, comporte des risques socio-environnementaux considérables :
- Environnement : Déforestation (dans un pays déjà très touché), perte de biodiversité, dégradation des paysages, pollution potentielle des sols et des ressources en eau cruciales pour les communautés locales et l’agriculture.
- Social : Risques de conflits fonciers, déplacements de populations, répartition inéquitable des bénéfices économiques, création d’emplois locaux souvent peu qualifiés face à l’arrivée d’expatriés, mise à mal des modes de vie traditionnels.
Face à cela, les entreprises minières modernes communiquent abondamment sur leurs engagements ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance) et mettent en place des Plans de Développement Communautaire (comme celui d’Evion prévoyant écoles, centres médicaux, infrastructures). Des exemples tirés d’autres projets (comme les kiosques communautaires et la reconnaissance des droits fonciers par Rio Tinto QMM dans l’ilménite) montrent une prise de conscience. Néanmoins, la vigilance reste de mise et nécessite un suivi indépendant rigoureux et une réelle capacité de dialogue et de négociation des communautés locales et des autorités, un domaine où des progrès ont été rapportés mais restent fragiles.
Au-delà de l’Extraction : Le Défi de la Valeur Ajoutée
L’ultime défi pour Madagascar est de ne pas rester un simple fournisseur de matière première brute. L’exportation de paillettes de graphite génère certes des revenus, mais l’essentiel de la valeur est créé lors des étapes ultérieures de purification, sphéronisation et revêtement pour produire le matériau d’anode final. Or, développer cette industrie de transformation localement se heurte à des obstacles majeurs : coût et fiabilité de l’énergie (le pays souffre d’un déficit chronique malgré un énorme potentiel renouvelable), infrastructures logistiques (routes, ports) insuffisantes, et manque de main-d’œuvre qualifiée pour ces processus industriels complexes. Le fait que NextSource planifie ses usines de transformation à l’étranger illustre cette difficulté. Des initiatives comme celle de l’indien Epsilon Carbon, acteur majeur du traitement du graphite, pourraient à terme envisager des implantations, mais les conditions cadres doivent être réunies.
L’Heure des Choix Stratégiques pour l’Avenir du Graphite Malgache
Le graphite représente sans conteste une opportunité économique historique pour Madagascar, une chance potentielle d’attirer des investissements massifs et de s’insérer dans une chaîne de valeur mondiale stratégique. Mais l’histoire économique de l’île, comme celle de tant de pays dotés de ressources naturelles, incite à la plus grande prudence. Transformer cet « or noir » en richesse durable et partagée exigera bien plus qu’une simple extraction et exportation.
Cela nécessitera une gouvernance minière exemplaire, transparente et rigoureusement appliquée ; un engagement sans faille des compagnies sur les normes ESG les plus strictes, allant au-delà des déclarations d’intention ; une implication réelle et équitable des communautés locales ; et surtout, une vision stratégique nationale visant à maximiser la valeur ajoutée locale, notamment via des investissements cruciaux dans l’énergie, les infrastructures et la formation. La fièvre du graphite est là. Il appartient désormais aux acteurs malgaches – État, entreprises, société civile – de décider si elle nourrira une croissance saine et durable ou si elle ne sera qu’un feu de paille laissant derrière elle des regrets environnementaux et sociaux. Les choix opérés aujourd’hui détermineront l’héritage de cette nouvelle ère minière pour Madagascar.