L’Afrique peut-elle vraiment s’offrir le nucléaire et maîtriser l’IA ? L’Africa CEO Forum 2025 a posé les questions qui fâchent. Entre ambitions démesurées et nécessités de développement, analyse des décisions capitales qui engagent l’avenir du continent.
Le Nucléaire Africain : Un Pari Énergétique entre Ambition et Réalités
L’un des débats les plus saillants de ce 12ème Africa CEO Forum a sans conteste été celui sur l’avenir énergétique du continent, avec une place de choix accordée à l’énergie nucléaire. Loyiso Tyabashe, PDG de la South African Nuclear Energy Corporation (Necsa), a plaidé avec force pour l’intégration du nucléaire dans le mix énergétique africain. « Le nucléaire fournit la puissance de base essentielle à l’industrialisation, » a-t-il affirmé, citant l’expérience sud-africaine avec les deux réacteurs du Cap (Koeberg) comme l’une des sources d’électricité les moins chères du pays. Au-delà de la compétitivité-coût et de la stabilité du réseau, l’argument environnemental (réduction des émissions de carbone) a été avancé. Face aux préoccupations sur les déchets radioactifs, M. Tyabashe a assuré une traçabilité complète depuis les débuts des opérations en Afrique du Sud (réacteur de recherche en 1965, centrale en 1984).
La perspective des Petits Réacteurs Modulaires (SMR) a particulièrement retenu l’attention. Plus rapides à déployer et moins coûteux en capital initial que les grandes centrales traditionnelles, les SMR sont présentés comme une solution adaptée aux pays africains dotés de réseaux électriques plus modestes ou de besoins énergétiques localisés. « Il n’y a pas de solution unique ; nous devons adapter la technologie de production à la stabilité du réseau de chaque pays, » a expliqué le PDG de Necsa, dont l’entreprise ambitionne de développer la production de combustible nucléaire à partir de l’uranium africain et de construire des SMR. Si un sondage réalisé durant le forum a indiqué que 73% des participants considéraient le nucléaire comme une solution viable, le débat reste entier sur les coûts réels, la sécurité, la gestion des déchets à très long terme, la gouvernance et la complexité technologique pour de nombreux pays du continent, face à un potentiel renouvelable (solaire, éolien, hydro) également immense.
IA en Afrique : Forger une Gouvernance Souveraine Sans Brider l’Innovation
L’autre révolution technologique au cœur des discussions fut celle de l’Intelligence Artificielle (IA). Alors que l’IA redéfinit les économies mondiales, l’Afrique cherche sa propre voie pour encadrer son développement, entre la nécessité de stimuler l’innovation et l’impératif de préserver sa souveraineté numérique et ses réalités locales. Franck Kié, fondateur du Cyber Africa Forum, a souligné les avancées : « Plusieurs pays, dont le Bénin et le Rwanda, ont adopté des stratégies nationales pour l’IA. L’Union Africaine a également initié une approche continentale en 2024. » Cette Stratégie Continentale sur l’IA de l’UA, adoptée en juillet 2024, vise une approche centrée sur l’humain, orientée vers le développement et inclusive, tout en adressant les risques (gouvernance, droits humains, sécurité, intégrité de l’information).Catherine Muraga, du Microsoft Africa Development Center, a insisté sur l’inclusion linguistique : « Nous développons des outils en kiswahili, amharique, yoruba… pour s’assurer que personne ne soit exclu », rappelant que l’Afrique compte près de 2000 langues. Pour Microsoft, une IA responsable intègre sécurité et protection de la vie privée dès la conception (« security and privacy by design »). Le consensus du forum a été clair : l’Afrique doit accélérer sa gouvernance de l’IA et ses investissements pour ne pas devenir dépendante des décisions technologiques étrangères et pour s’assurer que les bénéfices de l’IA soient équitablement répartis, un défi majeur face au déficit en infrastructures énergétiques et cloud du continent.
Infrastructures : L’Épine Dorsale de l’Industrialisation et du Commerce Régional
Le développement des infrastructures demeure le socle de toute ambition d’industrialisation et de croissance en Afrique. Les débats ont porté sur l’amélioration de la logistique, de l’accès à l’énergie et de la connectivité pour transformer les chaînes de valeur agricoles et industrielles. Mohammed Diop, Directeur Général Adjoint Afrique pour AGL (Africa Global Logistics), a pointé une réalité crue : « En Afrique, jusqu’à 30-40% des produits sont perdus au niveau de l’exploitation agricole. » Pour y remédier, AGL investit massivement (600 millions d’euros par an) et développe des projets, comme au Sénégal, pour créer des entrepôts spécialisés proches des zones de production afin de réduire ces pertes.
L’accès à une énergie fiable et abordable reste cependant un obstacle majeur pour l’industrie. En réponse, des partenariats stratégiques se nouent, à l’image de celui signé par Schneider Electric avec 3MD Energy et SmartEnergy pour développer des solutions d’électrification industrielle locales, intégrant production locale et numérisation. Ces initiatives visent à sécuriser l’accès à l’énergie et à créer des emplois, en ligne avec les objectifs de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) de stimuler le commerce intra-africain. Mais pour une industrialisation durable, les États doivent impérativement simplifier les réglementations, attirer des financements massifs (le déficit d’investissement en infrastructures se chiffre à des dizaines, voire centaines de milliards de dollars annuels selon la BAD) et désenclaver les régions productrices.
Des Choix Audacieux pour une Afrique en Transformation
Les discussions de l’Africa CEO Forum 2025 ont mis en lumière une Afrique consciente des défis titanesques qui l’attendent, mais résolue à explorer des voies audacieuses pour son développement. Le pari du nucléaire (notamment via les SMR), la quête d’une souveraineté numérique dans l’ère de l’IA, et l’impératif de bâtir des infrastructures modernes et connectées sont autant de chantiers qui façonneront la trajectoire économique du continent pour les décennies à venir.Passer des ambitions aux réalisations concrètes exigera une volonté politique inébranlable, une gouvernance transparente et efficace, des investissements publics et privés massifs et intelligemment orientés, ainsi qu’une coopération régionale renforcée. L’enjeu est de taille : il s’agit de s’assurer que ces transformations stratégiques bénéficient réellement à l’ensemble des populations africaines, en favorisant une croissance inclusive et durable, et en permettant au continent de prendre toute sa place dans l’économie mondiale. La vision est là ; le défi de l’exécution reste entier.