Dans les ruelles animées du quartier de Kibera, au cœur de Nairobi, une révolution financière discrète est en marche. Si les échoppes de fruits et de légumes, les petits commerces et les stands de nourriture y sont monnaie courante, ce qui étonne davantage, c’est qu’une partie des paiements ne se fait plus en shillings… mais en bitcoin.
Une cryptomonnaie au service des non-bancarisés
À Soweto West, l’un des secteurs de Kibera, environ 200 résidents utilisent désormais le bitcoin dans leur quotidien. Cette initiative s’inscrit dans un projet porté par AfriBit Africa, une fintech kenyane qui expérimente des solutions alternatives pour répondre à un défi structurel : l’exclusion bancaire.
Le principe est simple mais ambitieux : rémunérer des travailleurs issus de milieux précaires, notamment des éboueurs, via la blockchain. « Nous collectons les ordures porte à porte, puis nous les trions et recyclons », témoigne Damiano Magak, habitant de Kibera. « Le soir venu, une fois la journée terminée, c’est avec nos bitcoins que nous achetons de quoi manger ou nous rafraîchir. »
Une banque… sans banque
AfriBit Africa a démarré cette expérimentation en 2022 avec le soutien de fonds libellés en cryptomonnaie. L’objectif ? Donner un accès immédiat à une forme d’épargne et de transaction numérique, sans les lourdeurs administratives des institutions financières classiques. « En quelques minutes seulement, un résident peut créer un portefeuille bitcoin, recevoir des paiements, épargner ou envoyer de l’argent », explique Ronnie Mdawida, cofondateur de la startup.
Pour de nombreux habitants de Kibera, qui vivent souvent avec moins de trois dollars par jour, cette flexibilité représente bien plus qu’un outil de paiement : c’est un levier d’autonomie économique.
Une stratégie d’éducation et d’empowerment
Au-delà de la technologie, AfriBit mise aussi sur la pédagogie. Des ateliers sont organisés pour démystifier la blockchain, expliquer le fonctionnement du bitcoin et alerter sur les risques de volatilité. L’entreprise travaille en priorité avec les petits commerçants et les groupes communautaires de gestion des déchets, qui sont largement en marge du système bancaire kényan.
« Le bitcoin ne dépend d’aucune autorité centrale et ne nécessite pas de documentation lourde. C’est ce qui le rend accessible à des populations qui n’ont jamais pu ouvrir un compte bancaire », affirme Mdawida. « C’est un outil puissant de liberté financière, s’il est bien encadré. »
Un potentiel… mais des limites structurelles
Tout n’est pas rose pour autant. Certains experts mettent en garde contre une introduction trop rapide de technologies financières complexes dans des environnements fragiles. « C’est comme construire un gratte-ciel sans fondations solides », alerte Ali Hussein Kassim, entrepreneur et président de la FinTech Alliance Kenya.
Les obstacles sont bien réels : coût des smartphones, accès à Internet, fiabilité de l’électricité, mais aussi compréhension limitée des enjeux liés aux crypto-actifs. « Il ne suffit pas de distribuer une application. Il faut un écosystème solide et une vision long terme », ajoute Kassim.
Une révolution encore marginale, mais symbolique
Malgré les défis, les premiers signes d’appropriation locale sont visibles : des commerçants affichent désormais des pancartes « Bitcoin accepté ici » sur leurs étals, et pour des habitants comme Magak, cette monnaie numérique représente une forme d’espoir face à un système traditionnel souvent inaccessible.
À Kibera, le bitcoin ne remplace pas encore la monnaie fiduciaire, mais il change déjà la perception de ce que peut être la finance pour les laissés-pour-compte. Et si l’inclusion financière du futur ne passait pas par les banques… mais par la blockchain ?